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3 mars 2024 7 03 /03 /mars /2024 16:37

Les sociétés de contrôle et de surveillance, Gilles Deleuze et Michel Foucault, entre autres,  les ont pensées. Milan Kundera en rend compte de façon romanesque notamment dans L'insoutenable légèreté de l'être avec le cas de la république populaire de Tchécoslovaquie.  Il en rend compte avec les yeux, l'entendement, la perception des personnages qu'il a créés : en particulier Sabina, la peintre, et Tereza, la photographe. Et en ce sens, comme dirait Ernesto Sabato, il réalise une véritable ontophanie : une révélation de la réalité par l'art. Mais la puissance d'évocation et d'analyse du roman de Kundera se limite t-elle au cas de la Tchécoslovaquie au temps de la Guerre froide ou peut-elle s'appliquer à nos sociétés actuelles à des degrés divers ?

 

Dans le cas de Sabina... ce qui lui saute littéralement aux yeux et éveille sa conscience, c'est que "dans les pays communistes, l'inspection et le contrôle des citoyens sont des activités sociales fondamentales et permanentes". Tout cela pour établir le "profil politique du citoyen" ("the right profile" auraient pu dire les Clash). Ainsi : "Etant donné que tout (la vie quotidienne, l'avancement et les vacances) dépend de la façon dont le citoyen est noté, tout le monde est obligé (pour jouer dans l'équipe nationale, avoir une exposition ou passer des vacances au bord de la mer) de se comporter de manières à être bien noté." Mais  (oeil pour oeil ?) le regard artistique et sensible de Sabina vient faire un contrepoint à celui du personnel du régime en place : "Etant peintre, elle savait observer les visages et connaissait depuis Prague la physionomie des gens qui ont la passion d'inspecter et noter autrui. Tous ces gens-là avaient l'index un peu plus long que le médius et le pointaient sur leurs interlocuteurs."

 

Mais dans cette société intrusive où les frontières entre vie publique et vie privées sont sans cesse dépassées, quelle est la vérité intime de chaque citoyen ? Que signifie (question kafkaïenne) "vivre dans la vérité" ? Kundera oppose le point de vue de Sabina à celui de son compagnon Franz.  Pour ce dernier, "c'est ne pas mentir, ne pas se cacher, ne rien dissimuler", "c'est abolir la barrière entre le privé et le public", c'est, en reprenant une phrase d'André Breton, la volonté de "vivre dans une 'maison de verre' où rien n'est secret et qui est ouverte à tous les regards." Ce qui m'évoque, de mon côté, le titre "La maison de papier" d'un livre de Françoise Mallet-Joris où l'auteure relate sa vie de famille. Mais, "pour Sabina, vivre dans la vérité, ce n'est possible qu'à la condition de vivre sans public. Avoir un public, penser à un public, c'est vivre dans le mensonge." Vérité objective ? Je ne trancherai pas. Chacun réagit, d'après Mark Twain, selon son "caractère" aux "circonstances" qui se présentent. Mais il peut y avoir des circonstances, des déterminants contextuels communs à nombre de citoyens quelle que soit la diversité des caractères...

 

Du fait d'un système de surveillance permanente qui pénètre les sphères intimes et familiales, Tereza perçoit, pour sa part, le monde qui l'entoure comme un "camp de concentration" où la moindre action, la moindre lecture y compris celle d'un "journal intime" est captée.  Ainsi : "Quand une conversation d'amis devant un verre de vin est diffusée publiquement à la radio, ce ne peut vouloir dire qu'une chose : que le monde est changé en camp de concentration. Tereza utilisait ce mot presque depuis son enfance pour exprimer l'idée qu'elle se faisait de la vie dans sa famille. (..) Tereza avait vécu dans un camp de concentration quand elle habitait chez sa mère. Depuis, elle savait que le camp de concentration n'est rien d'exceptionnel, rien qui doive nous surprendre, mais quelque chose de donné, de fondamental, quelque chose où l'on vient au monde d'où l'on ne peut s'évader qu'avec un extrême tension de toutes ses forces." A moins qu'on ne vous poursuive jusqu'à la mort comme dans La mort en direct, le film de Bertrand Tavernier. Ou bien qu'on capte votre vie comme objet de distraction pour les autres, de bout en bout, comme dans le Truman Show mis en scène au Cinéma par Peter Weir. Fiction ou réalité ? Mais il ne s'agit plus ici de régime communiste même si tout est mis en commun, donné au public... Co... co... comment faire alors pour en sortir ? dans des situations où télésurveillance et téléréalité semblent se confondre...

 

Si l'on s'en tient au flicage politique (la politique n'étant qu'un aspect du sujet ou du problème), un peu plus loin dans le roman, "A quoi sert une police qui n'est pas secrète ? " s'interroge Tereza.  C'est alors que son interlocuteur, un ambassadeur, lui expose les divers éléments de la méthode policière, celle-ci recouvrant "plusieurs fonctions"...  "La première est classique. Ils écoutent ce que les gens disent et en informent leurs supérieurs. La deuxième fonction est une fonction d'intimidation. (...) La troisième fonction consiste à mettre en scène des situations qui peuvent nous compromettre.(...)". Le résultat recherché est alors de pouvoir faire chanter chacun pour mieux contrôler la société en utilisant les uns contre les autres de façon plus ou moins accommodante : "Il faut qu'il prennent les gens au piège pour les avoir à leur service et les utiliser pour tendre à d'autres d'autres pièges, et ainsi de suite pour faire peu à peu de tout un peuple une immense organisation d'indicateurs." Tereza prend alors conscience qu'elle s'est laissée compromettre. Un ingénieur l'a attirée par le biais (copié) de son goût pour les livres, comme Thomas l'avait séduite (plus authentiquement) auparavant par une médiation livresque. Mais dans un régime d'abus et de manipulations, que deviennent alors les bibliothèques personnelles ? Elles servent à d'autres et à d'autres manipulations ? "Cette chambre ressemblait plutôt au logement confisqué d'un intellectuel impécunieux aujourd'hui sous les verrous. Quand elle avait dix ans, ils avaient arrêté son père et ils avaient aussi confisqué l'appartement et toute la bibliothèque. Qui sait à quoi l'appartement avait servi, après ça ?"

 

Les citations sont issues de la traduction de François Kérel revue par Milan Kundera.

 

Oeil pour oeil...? La société prise dans l'objectif de Tereza interprétée ici par Juliette Binoche dans l'adaptation cinématographique de Philip Kaufman. Source photo intermédiaire : Alamy.

 

Blog de Philippe Prunet (Overblog) : 3 mars 2024.

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