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5 septembre 2020 6 05 /09 /septembre /2020 20:24

Charlie Hebdo, juin 1979.

 

Ecoutez, on est mardi, je me suis payé une gâterie : j'ai passé le bac. Ca me manquait, si vous saviez comme ça me manquait ! Depuis le temps que je voulais savoir ce que c'est, la solitude du potache le matin du bac... Voilà, je sais. Du coup, j'ai rien fait pour vous. Alors tant pis, je vous recopie le brouillon de mon bac. C'est ni fait ni à faire, je me suis un peu emmêlé les pieds, et j'ai pas eu le temps de conclure, alors ça se termine en queue de poisson... Oui, bon. Toutes les sensations, toutes les ivresses, il me les faut toutes ! Vous savez, j'en ai bavé. Et c'est plein de fautes. Comme je vous plains, mes pauvres petits !

 

 

La lucidité conduit-elle nécessairement au pessimisme ?

 

Cette question n'est pas innocente. Elle suggère sa réponse : le pessimisme est "mauvais", l'optimisme est "bon". L'un peut s'exprimer graphiquement par une grimace, l'autre par un sourire. Le sourire suscite notre sympathie, la grimace notre aversion. Posée telle qu'elle l'est ici, la question ressortit de la morale plutôt que de la philosophie. La morale est une hygiène. Son dessein est purement pragmatique, même quand elle se veut transcendante : elle vise à donner un certain tonus psychique. Du point de vue d'une morale humaniste, ce qui aide à vivre est BON, ce qui engendre le malaise est MAUVAIS. Elle ne fait que systématiser l'impulsion instinctive spontanée qui refuse la représentation du malheur, ou même qu'on puisse l'envisager (on tue les porteurs de mauvaises nouvelles), ou, si l'on est forcé d'accepter l'évidence du malheur, il faut qu'en même temps soit proposé l'espoir : le remède.

 

Les termes  "lucidité" et "pessimisme" s'opposent ici dans un paradoxe esthétiquement séduisant. La lucidité, c'est-à-dire la connaissance absolument objective, ne conduit qu'à la lucidité. Le chemin du pessimisme, pas plus que celui de l'optimisme, ne passe par elle. Optimisme et pessimisme sont deux attitudes subjectives, deux façons d'envisager les données de l'expérience ou de la réflexion dans un dessein précis (conscient ou non) : y puiser des raisons d'espérer ou de désespérer.

 

La lucidité n'est pas spontanée. Elle nécessite un double effort. D'abord un effort d'observation et d'établissement de déductions à partir de l'observé ou du vécu. Ensuite un effort de lutte contre l'instinct qui refuse la vérité désagréable.

 

L'optimisme, lui, est affaire de tempérament : euphorique légèrement excité ou cyclothymique en période d'excitation.  Il peut être aussi une attitude délibérément décidée parce qu'on l'estime plus agréable, ou plus fructueuse, ou plus morale. Il s'agit d'ailleurs le plus souvent d'une combinaison de ces deux facteurs, l'optimisme de choix étant bien sûr favorisé par un tempérament prédisposant ou servant de justificatif à une tendance naturelle à "voir la vie en rose". Il est certain que du point de vue de l'hygiène, il est plus agréable d'être euphorique que pessimiste. Du point de vue de la connaissance, c'est-à-dire de l'appréhension la plus correcte possible du réel, l'optimisme systématique ne peut être qu'un facteur perturbant, puisqu'il fait voir les choses à travers la loupe agréablement déformante d'un heureux caractère décidé à ne pas se laisser abattre. Il donne des choses une vision faussée, ou établit des interprétations fausses, et conduit à l'erreur... Mais le but de la vie est-il la connaissance ou le bonheur (le bien-être au sens absolu) ?... De toute façon, une conception erronée du réel conduit à une démarche aberrante, et donc aux déboires  : une appréciation délibérément optimiste des forces ennemies peut, à la guerre, entraîner le désastre.

 

Le pessimisme est lui aussi affaire de tempérament (bilan psycho-caractériel dépressif, tendances masochistes, etc.). Il tend à interpréter le réel et à extrapoler vers l'avenir en infléchissant "du côté du tant pis". Est-il donc l'antithèse de l'optimisme, son symétrique calamiteux, tout autant facteur que lui, mais en sens inverse ? On est tenté de le voir ainsi. Méfions nous des schémas simplistes.

 

Optimisme et pessimisme, attitudes délibérément subjectives, ont choisi leur angle de visée. C'est le regard de l'homme. Points de vue strictement humains et même strictement individuels. Dire que le Soleil s'éteindra un jour e qu'alors toute vie disparaîtra de la surface de la Terre constitue une projection objective. Elle ne devient pessimiste que du point de vue humain. Chaque homme souffre à cet énoncé comme si lui, individu, allait subir dans sa chair la catastrophe.

 

L'univers ne se soucie pas de l'humain (ni d'ailleurs de quoi que ce soit : ce que nous appelons "univers", c'est-à-dire l'ensemble de l'existant, objets , forces et phénomènes, ne présente nulle part - en tout cas "tout se passe comme si" - de système nerveux, fût-il "pur esprit", porteur d'une Conscience ou d'une Volonté majuscules transcendant l'existant et "se souciant" de tel ou tel objet, de telle ou telle "créature"). Les arrangements du cosmos sont de pur hasard, les chances pour qu'un de ces arrangements soit favorable à l'homme (ou, pis, à un individu donné) sont infimes. Les chances contre représentent l'écrasante probabilité. Si nous nous plaçons du point de vue humain, un univers aveugle et neutre, c'est-à-dire non prédisposé en faveur de l'homme, est un univers pessimiste.

 

Que peut-il arriver de pire à une être vivant ? La mort. Or - jusqu'ici ! - toute vie consciente mène à la mort. Toute vie consciente contient la plus pessimiste des composantes. Toute façon lucide d'envisager la vie humaine est donc pessimiste. Mais encore faut-il être lucide !

 

La lucidité conduisant au pessimisme, le pessimisme conduisant à l'anxiété, l'homme a toujours fait ce qu'il a pu pour tromper sa lucidité. Il truque les prémisses, ou les résultats, ou le raisonnement. Il interprète. Il introduit des facteurs rassurants invérifiables. Par exemple, il nie l'évidence : la mort n'existe pas (pas pour l'homme, c'est-à-dire pas pour moi). Il y a en nous une partie invisible, immatérielle (mais essentielle !) qui ne meurt pas. Autre exemple, il se persuade qu'il revivra dans ses enfants, dans ses oeuvres, dans ses biens... Autant de trompe-anxiété.

 

L'optimisme "objectif" supposerait un certain ordre des choses, "le meilleur possible" comme dirait le Dr Panglos de Voltaire. C'est effectivement le cas d'un point de vue extra-humain : les choses sont telles qu'elle sont parce que c'est pour elles la façon la plus probable, la plus fatale d'être, comme une poignée de jonchets qu'on laisse tomber et qui s'enchevêtrent en un arrangement de pur hasard tel que le tas tient debout. S'il ne tient pas debout, il s'écroule sur lui-même jusqu'à ce qu'enfin il tienne debout, et donc l'arrangement final, stable, sera le plus probable de tous les possibles compte tenu de tous les paramètres. L'existant actuel (l'univers) est le résultat d'un tel déterminisme de la plus grande pente. Il n'est ni optimiste ni pessimiste, puisque non combiné en fonction de qui que ce soit. Encore une fois, il est pessimiste du point de vue de l'homme, puisque indifférent à ses incidences sur l'homme.

 

Il nous faut maintenant distinguer deux démarches : la connaissance "pure" et le comportement "pratique". Même convaincu que les choses ne pourraient être que "pessimistes", il sera décidé que, le pessimisme étant insupportable, on l'ignore et, contre l'évidence, on sera optimiste. Qu'il faut l'être. S'abandonner au pessimisme est décrété lâche. Cette attitude "crâne" de "créature infime lançant son défi au ciel" lui apport en outre des satisfactions d'ordre esthétique, le paradoxe du "maudit" ayant toutes les faveurs romantiques.

 

Il me semble pourtant autrement fructueux (je ne dis pas "courageux", ces appréciations de spectateur n'ayant rien à faire ici) de regarder les choses en face, de les accepter, de faire avec. Les choses étant ce qu'elle sont, le bonheur (c'est-à-dire le non-malaise absolu, ou le bien-être absolu) est un idéal, dans le sens d'un cap dont on entend se rapprocher le plus possible, de même que la ligne droite est ce qu'on a en tête lorsqu'on trace un trait à la règle. Le malheur arrivera quand même, ne serait-ce qu'en fin de parcours. Admettre cela, c'est être pessimiste. Ce n'est pas forcément triste. On vit très bien avec, on pense très bien à autre chose. Mais nous pénétrons là dans le domaine de l'hygiène psychique, de nouveau.

 

Si nous nous tenons aux affaires d'importance limitée, à échéance rapprochée, où nous pouvons agir avec précision sur la marche des événements, notre attitude optimiste ou pessimiste peut influer sur le résultat. Il se produit là une rétroaction positive (feed-back) où l'effet vient renforcer la cause et réciproquement. Nous revoilà en plein manuel pratique. Mais n'est-ce pas précisément le terrain sur lequel fatalement devait nous mener une telle question ?

 

Cavanna

 

Pour replacer ce texte dans son contexte, voir : "Le Bac des vétérans" (juin 1979) sur le site de l'INA.

 

François Cavanna (1923-2014) : dessinateur, journaliste, écrivain; notamment fondateur des journaux Hara Kiri et Charlie Hebdo.

 

Blog de Philippe Prunet (Overblog) : 5 septembre 2020.

 

 

 

 

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