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27 novembre 2013 3 27 /11 /novembre /2013 19:31

65. Alors qu’il faudrait revenir sur une comparaison plus poussée avec Le Maître et Marguerite de Boulgakov (où, sur le fond contextuel du régime stalinien, le diable sert à révéler de façon plus ou moins brutale, outrancière et spectaculaire la dégénérescence de certaines formes sociales avec notamment la distribution de fausse monnaie), on peut noter qu’on retrouve l’image du diable qui joue « pour de faux » en play back dans une scène de Muholland drive de David Lynch où se développe toute une parabole sur l’authenticité du jeu de l’acteur (voir la scène où Naomi Watts assiste à un casting en play back et la scène d’essais où elle est mise en situation d’un jeu personnel). Le film s’inscrit ainsi largement dans une perspective mimétique :

- que ce soit dans le rapport d’attraction, à la fois envieux, meurtrier et autodestructeur qu’entretient une jeune apprentie actrice avec une star installée,

- ou bien dans l’attraction globale qu’exerce Hollywood, boîte de Pandore, puits de lumière ou trou noir autour duquel viennent se greffer espoirs, rêves et illusions tel que dans l’allégorie du Château de Kafka.

A cet égard, l’idée de la fortresse imprenable qui par sa masse se dresse partout aux yeux de tous, qui attire pour mieux repousser et repousse pour attirer en même temps qu’elle peut abriter les intrigues les plus noires, symbolise déjà en soi l’obstacle, le désir mimétique et son cortège d’envies et de fantasmes. C’est ce qu’incarnent évidemment les murs de Troie et, dans une certaine mesure aussi, leur pendant grec, le cheval de Troie qui intrigue, inquiète et attire. Le Cheval qui apparaît ainsi comme une autre figure du diable, symbole d’une puissance virile en principe en mouvement et un temps étrangement immobile, avant de venir semer le désordre et la mort dans la cité d’Ilion qui l’accueille. Mais on retrouve également l’allégorie de la muraille dans Gargantua de Rabelais.

De ce point de vue, la figure du bon géant, dont la grandeur physique et morale attise l’envie et la haine de Picrochole est déjà suffisamment explicite. C’est ainsi que le moine, chargé par Gargantua de fonder l’abbaye de Theleme, met en garde son seigneur contre l’érection d’une muraille car : « (…) où mur il y a et devant et derrière, il y a force murmure, envie et conspiration mutuels » (chapitre LII).

Tout est donc mis en oeuvre à Theleme pour parer aux effets néfastes du désir mimétique et créer utopiquement une heureuse et harmonieuse anarchie de gens de bonne société : c’est-à-dire aptes à se gouverner eux-mêmes, dans le respect mutuel, sans se laisser « scandaliser » (terme utilisé par Gargantua lui-même au chapitre LVIII ; voir note 51). Ainsi, même si les « méchants » en tout genre (y compris les « bigots »; chapitreLIV) sont a priori priés de rester à l’écart, il s’agit de créer une société ouverte et sans clivages inutiles et fausses différences (ce qui n’exclue pas de vraies distinctions, pas forcément figées, mais garantes d’une forme d’harmonie) et qui se pose en exemple pour l’édification (morale) du monde alentour par une forme de mimesis positive d’inspiration chrétienne (chapitre LVIII).

Rabelais rejoint donc ici l’intuition de René Girard sur les effets limitatifs du message évangélique sur la violence mimétique. Mais il est paradoxal que Rabelais, au sein même de son récit, décrivela découverte, sous les fondements mêmes de l’abbaye de Theleme (chapitre LVIII), d’un texte a priori de portée prophétique annonçant a contrario, sous l’influence de l’«ignorante et sotte multitude », la progression des désordres mimétiques dans le monde sous la forme d’une crise du degree généralisée aux accents apocalyptiques (désordres humains et naturels confondus). Ce qui rejoindrait cette fois-ci les analyses de René Girard sur le monde contemporain dans Achever Clausewitz (op. cit.) quand il souligne notamment que la révélation progressive des mécanismes victimaires par le message évangélique, sans qu’ils soient véritablement remplacés par une mimesis positive, entraîne une dégénérescence de l’ordre en place et enlève l’efficience des anciens garde-fous issus de l’ordre sacrificiel face à de nouvelles perturbations.

Mais en contrepoint, le moine de l’abbaye réduit la portée et la gravité du message en présentant l’affaire comme une boutade, une prédiction superstitieuse de mage (le texte trouvé est a priori attribué au mage Merlin des temps légendaires arthuriens, instituteur de l’ordre de la Table ronde en une période reculée de troubles), décrivant une simple partie de jeu de paume. Ce qui pourrait alors orienter notre recherche, par dérivation, de façon apparemment plus triviale mais tout aussi sérieuse, vers une étude générale de la mimesis dans le sport.ou sur le sens des parties de tennis dans Les Envoûtés de Witold Gombrowicz. Alors que Gargantua s’en remet utopiquement à une mimesis inspirée du Christ pour contrer la crise annoncée, le jeu de paume ,tel que le présente le moine, apparaît comme une solution plus pratique et immédiate pour purger de façon ludique un conflit mimétique (dont il est l’allégorie dans la réciprocité des échanges) et rétablir bonne entente et bonne intelligence entre adversaires dans une société dont on aura pu prévenir la violence et les désordres potentiels grâce à la pratique sociale du sport et de jeux exutoires et civiques. Ce qui ressemble beaucoup à des arguments que pourraient échanger aujourd’hui René Girard et Michel Serres.

Pour conclure brièvement cette digression sur les effets de masse et de désordre, on peut toutefois remarquer aussi que le thème du gigantisme (aux figures multiples) fait encore florès au XVIIIe siècle avec Micromégas ou Les voyages de Gulliver ou bien encore au XIXe avec Moby Dick. Poursuivi par la passion vengeresse du capitaine Achab, le cachalot blanc, par sa masse, sa pigmentation particulière, sa ruse et sa force exceptionnelles, apparaît comme la figure inquiétante, énigmatique et quasi diabolique, mimétiquement désignée, autour de laquelle convergent tous les désordres de l’océan. King Kong, à la figure presqu’humaine, apparaît, de son côté, au XXe siècle, comme une forme d’altérité sauvage encore menaçante : d’abord contenue et divinisée, puis soumise et détruite face à la société des hommes, depuis les hauts murs de l’île perdue jusqu’à l’Empire State Building et aux Twin Towers de New-York.

Quant à l’image du château, on en retrouve l’ombre, de façon plus intime, dans Les Envoûtés de Gombowicz où les tremblements spasmophiles d’une stupéfiante serviette semblent enregistrer imperceptiblement les désordres et vibrations mimétiques qui emportent la trame romanesque au sein et autour de la masse d’une forteresse médiévale. L’envoûtement : ce sont les liens inconscients qui relient entre eux les individus dans la mimesis pour le meilleur ou pour le pire (voir notamment : Jean-Michel Oughourlian, Un mime nommé désir, Paris, Grasset, 1982) Pour sa part, Arthur Rimbaud semble porter dès son plus jeune âge tout le poids des désirs et s’ériger seul comme un rempart fragile face aux murailles sociales et au poids de la Forme alentour dans Chanson de la plus haute tour : « Oisive jeunesse à tout asservie, par délicatesse j’ai perdu ma vie » Et ailleurs, où l’amour semble un refuge privé au milieu de l’apocalypse, il frémit néanmoins de la « marche vengeresse » du monde, « de tout enfer renversant tout ordre », où même « l’Océan (est) frappé », tandis que «la terre fond» et en appelle à la fin des «puissances», à la fraternité universelle et à ses « romanesques amis » pour sortir du jeu mimétique qui gouverne les sociétés. Tous points qui font écho au vocabulaire apocalyptique et girardien, mais qui, au-delà de termes plus ou moins lyriques ou mystiques, n’évoquent pas une crise surnaturelle annonçant la fin du monde, mais bien les éléments concrets d’une crise du degree mondialisée pouvant rappeler certains aspects actuels (au sein d’un maelstrom mêlant désordres politiques, économiques, écologiques, culturels et sociaux).

Quant à la posture rimbaldienne face aux puissances établies, on la retrouve de façon plus structurée et politique chez Voltaire, Hugo ou Zola… De son côté, entre une attitude individuelle par trop originale et l’action collective, Milan Kundera, qui se méfie de la Grande Marche des défilés et manifestations de masse, conçoit malgré tout, dans ce jeu d’influence et la lutte contre le kitsh intrusif (qui dépasse le seul champ politique), contre la Forme trop pesante, contre ça, contre le dragon orwellien à mille têtes, la nécessité parfois de se « donner en spectacle », de se mettre en scène comme « le combat d’une troupe de théâtre qui s’attaque à une armée » (VI, 22) et qui joue avec les masques du diable. Ce qui rejoint l’idée d’Eric Da Silva dans une dernière pièce que « le spectacle est dans l’épée ».Silenzio.

(Philippe Prunet, "Sic transit gloria mundi" ou la révélation mimétique, 1996/2009)

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