<< Si le cinéma en faisant un gros plan sur l'inventaire des réalités, en relevant des détails généralement cachés d'accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l'objectif, d'une part, nous fait mieux connaître les nécessités qui règnent sur notre existence, il parvient, d'autre part, à nous ouvrir un champ d'action immense et que nous ne soupçonnions pas. Nos bistros et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblent nous emprisonner sans espoir de libération. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde, fit sauter cet univers carcéral, si bien que maintenant, au milieu de ses débris largement dispersés, nous faisons tranquillement d'aventureux voyages. Grâce au gros plan, c'est l'espace qui s'élargit; grâce au ralenti, c'est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions. Le rôle de l'agrandissement n'est pas seulement de rendre plus clair ce que l'on voit "de toute façon", seulement de façon moins nette, mais il fait apparaître des structures complètement nouvelles de la matière; de même, le ralenti ne met pas simplement en relief des formes que nous connaissions déjà, mais il découvre en elle d'autres formes, parfaitement inconnues, "qui n'apparaissent nullement comme des ralentissements de mouvements rapides, mais comme des mouvements singulièrement aériens, surnaturels" (1). Il est bien clair, par conséquent, que la nature qui parle à la caméra n'est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l'espace où domine la conscience de l'homme, elle substitue un espace où règne l'inconscient. (...)>>
(1) Rudolf Arnheim, Der Film als Kunst (Le film comme art), Berlin (Ernst Rowohlt Verlag), 1932, p. 138.
Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris, éditions Allia, 2009, pp. 60-61; traduction de Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz; éditions originales entre 1936 et 1939.
Où le cinéma, analysé par Walter Benjamin, capte et transfigure tout un "cosmos" de formes infinies pour parler comme Witold Gombrowicz. A cet égard, le ralenti révèle des mouvements imperceptibles : ce qui évoque précisément les mouvements sinueux d'une étrange serviette, dans le roman de Gombrowicz Les Envoûtés, et qui semble révélatrice d'une réalité dérangeante mais que l'on ne parvient pas à cerner. On retrouve ce même type de rapport étrange à la réalité a priori la plus banale dans le cinéma de David Lynch et notamment avec Blue velvet.
Blog de Philippe Prunet (Overblog) : 20 juin 2020.