Le linguiste Henri Meschonnic définissait comme un "ordre cosmique" une interprétation du monde trop univoque (à laquelle il associait les théories de René Girard), ou bien encore la mise en place de formes sociales trop absolues, rigides, figées, trop instituées à son goût (telle la langue française qui se "formalise" au XIXe siècle) ou trop formatées. Cependant, Witold Gombrowicz qui utilise, de son côté, le terme de "cosmos" (c'est le titre de son ultime roman) entendait plutôt la notion dans un sens contraire. Pour s'affirmer dans la vie, l'écrivain polonais tend à rejeter, par réaction, le poids de la ou des "Formes" trop imposantes qui se créent dans les rapport humains. Mais il voit dans le "cosmos" la possibilité d'une floraison permanente et infinie de formes qui se composent ou se décomposent en "constellations" ou en "galaxies" entremêlant l'humanité, les objets et la nature... Dans ce monde où tout est lié... et c''est devenu concrètement encore plus tangible, de nos jours, avec la mondialisation et nos sociétés de plus en plus interconnectées... il parle de la grande "Eglise interhumaine" (et de ses chapelles...?) pour désigner les formes qui naissent entre les personnes (les hommes, les femmes... les individus... les gens... voire les pèlerins ou les paroissiens pour filer la métaphore...)... Relations et formes qui se créent moins, à cet égard, sur un plan de transcendance que sur un strict plan d'immanence aurait dit Gilles Deleuze... Et de ce point de vue, Deleuze qualifie le cosmos de Gombrowicz de "chaosmos"... Ainsi, dans cet univers, les formes, quelles que soient leurs natures, se combinent, se contaminent ou se subvertissent les unes les autres (ce qui peut évidemment conduire aussi, en termes astronomiques, à de véritables "trous noirs")... Combinaisons qui peuvent s'effectuer de façon aléatoire, mais où peut jouer aussi la volonté humaine... en toute conscience, voire avec cynisme ou perversité... C'est ce que décrit et met à nu Gombrowicz dans La Pornographie avec un motif qui rappelle en partie le film La Corde d'Alfred Hitchcock... sur le thème d'un couple et plus largement d'une communauté qui se forgent, par le biais d'un meurtre, sur le dos d'un mort... Dans le roman, Gombrowicz met donc en scène deux adultes qui, par jeu, attirance et entremise, veulent rassembler deux jeunes gens en les poussant à commettre un meurtre en commun... afin de mieux les unir entre eux, mais aussi à eux... Plus tôt dans l'histoire, l'auteur présente également comment, dans une église, l'un des adultes (élément marginal mais perturbateur) parvient subrepticement à subvertir la forme (et le fond) d'une cérémonie religieuse; processus d'où émerge la notion de "cosmos".
<< (...) "Il priait" aux yeux des autres et à ses yeux mêmes, mais sa prière n'était qu'un paravent destiné à cacher l'immensité de sa non-prière... c'était donc un acte d'expulsion, un acte "excentrique" qui nous projetait au-dehors de cette église dans l'espace infini de la non-foi absolue, un acte négatif, l'acte même de la négation. Et qu'arrivait-il ? Qu'est-ce donc qui commençait à se produire ? (...) à vrai dire, c'était comme si une main avait retiré à cette messe sa substance et son contenu (...) Et cette privation de contenu était un meurtre perpétré en marge, en dehors de nous, en dehors de la messe, par le moyen d'un commentaire muet d'une personne de l'assistance. (...) Mais ce commentaire à part, cette glose meurtrière était l'oeuvre de la cruauté - l'oeuvre d'une conscience acérée, froide, pénétrante, impitoyable... et je compris que c'était une folie d'avoir introduit cet homme dans une église (...)
Mais c'était fait ! Le processus qui se déroulait devant mes yeux dénudait la réalité in crudo... il commençait par anéantir le salut et de ce fait rien ne pouvait plus sauver toutes ces gueules d'abrutis nauséabondes, dépouillées maintenant de tout style et offertes toutes crues, comme de bas morceaux de viande à l'étal d'une boucherie (...) Mais à l'anarchie de cette foule fauve aux mille têtes correspondait, non moins arrogante, l'impudeur de nos propres visages qui cessèrent d'être "intelligents" ou "cultivés" ou "délicats" et devinrent comme des caricatures privées de leur modèle (...) Et ces deux explosions de difformité, la seigneuriale et la paysanne, se rejoignaient dans le geste du prêtre qui célébrait... quoi ? Quoi ? Rien... Ce n'est pas tout, cependant.
L'église n'était plus une église. L'espace y avait fait irruption mais un espace cosmique déjà noir et cela se passait même plus sur terre, ou plutôt la terre se transforma en une planète suspendue dans le vide de l'univers, le cosmos fit sentir sa présence toute proche, nous étions en plein dedans (...) Nous n'étions donc plus à l'église, ni dans ce village, ni sur la terre, mais - conformément à la réalité, oui, conformément à la vérité - quelque part dans le cosmos, suspendus dans le cosmos avec nos cierges et notre lumière et c'est là-bas, dans l'espace infini, que nous manigancions ces choses étranges avec nous et entre nous, semblables à des singes qui grimaceraient dans le vide. C'était là un jeu bien particulier, quelque part dans les galaxies, une provocation humaine dans les ténèbres, l'exécution de curieux mouvements et d'étranges grimaces dans le vide. Cette noyade dans l'espace s'accompagnait pourtant d'une extraordinaire résurgence du concret, nous étions dans le cosmos, mais comme quelque chose d'irrémédiablement donné, de déterminé dans les moindres détails. On sonna pour l'élévation. Frédéric s'agenouilla. >>
Plus loin dans le roman, après l'église, le cosmos et les galaxies, Gombrowicz utilise également le terme de "constellation", mais pour désigner cette fois-ci un univers plus domestique et coupé du monde qui rapproche Frédéric et le narrateur absorbés par leur projet criminel :
<<(...) Quand je me retrouvai à table, dans la constellation habituelle que nous formions tous les soirs, les problèmes de tous les jours revinrent m'assaillir, la guerre et les Allemands, la campagne et ses soucis, mais je sentais qu'ils me parvenaient de plus loin... (...). >>
Witold Gombrowicz, La Pornographie, Paris, éditions 10/18, 1985. Traduit du polonais par George Lisowski. Extraits des chapitres II et IX. Les extraits sont significatifs mais partiels. On laisse les lecteurs se reporter par eux-mêmes au livre dans son entier et aux passages cités dans leur exhaustivité.
/image%2F0841269%2F20221213%2Fob_841795_van-gogh-la-nuit-e-toile-e-sur-le-rh.jpg)
Voûte céleste... La combinaison des formes chez Van Gogh : Nuit étoilée sur le Rhône (1888).
Blog de Philippe Prunet (Overblog) : 26 février 2021 et 13 décembre 2022.