J'ai davantage lu sur Nietzsche et entendu parlé de lui et de son oeuvre que je ne l'ai lu lui-même. Pourtant, je retrouve une édition du Gai savoir que j'avais annotée de bout en bout pour l'année du Bac.
<< Durant les périodes les plus reculées et les plus longue de l'humanité, il y avait un genre de remords tout autre que ceux d'aujourd'hui. On ne se sent aujourd'hui responsable que de ce que l'on veut et de ce que l'on fait, et l'on porte en soi son sujet de fierté : tous nos juristes partent de ce sentiment de plaisir et de satisfaction que l'individu trouve en lui-même comme si c'était là depuis toujours la source du droit. Mais durant la plus longue période de l'histoire de l'humanité, rien n'était plus effrayant que de se sentir un individu isolé. Etre seul, avoir une manière particulière de sentir, n'obéir ni dominer, représenter un individu, - voilà qui jadis n'était pas un plaisir, mais une punition - ; on était condamné "à l'individu". La liberté de penser passait pour un malaise en soi. Tandis que nous éprouvons la loi et l'intégration comme une contrainte et privation, on éprouvait alors l'égoïsme comme une affaire pénible, une véritable détresse. Etre soi-même, s'évaluer soi-même d'après ses propres poids et mesures - voilà qui jadis était contraire au goût. Un penchant dans ce sens eût été considéré comme une folie : car le fait d'être seul impliquait toutes les misères, toutes les craintes. Autrefois, le "libre arbitre" avait pour proche voisine la mauvaise conscience; moins on agissait librement, plus s'exprimait dans l'acte l'instinct grégaire et non point le sens personnel, plus on s'estimait être moral. Tout ce qui portait préjudice au troupeau, que l'individu l'eût voulu ou non, donnait autrefois des remords non seulement à l'individu même, mais à son voisin, voire au troupeau tout entier ! C'est en quoi nous avons le plus modifié notre jugement. >>
"Remords grégaires" (117) in. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Paris, 10/18, 1981. Introduction et traduction de Pierre Klossowski.
La question d'"être soi-même"... Une question qui parcourt tout le XIXe siècle et que pose notamment aussi, bien sûr, Peer Gynt d'Ibsen... Sic transit gloria mundi...?
Blog de Philippe Prunet (Overblog) : 6 février 2022.